[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 25
Publié le 16/01/13 à 16:53:12 par Gregor
5.
La pluie envahit les rues en quelques minutes. Je n'avais pas eu la chance de m'abriter, et je me retrouvais trempé en rentrant dans le hall de la Palais. J'avais bien prévenu de mon retour, et deux serviteurs se précipitèrent à rencontre, s'empressant de changer le lambeau dégoulinant qui me couvrait les épaules contre un tissu parfaitement lisse et épais. Je n'adressais un regard qu'à ceux qui, comme moi, connaissaient la raison de notre présence. L'heure n'était pas habituelle : la nuit avait déjà levé la lune depuis quelques heures.
Les deux derniers jours en compagnie d’Até furent aussi délicieux que cruels. Je comprenais encore mal ma réaction, ce besoin primaire d'enfiler une armure pour me protéger de la force de cette charge émotionnelle. Non content d'avoir trouvé un père, j'allais moi-même le devenir. Et plutôt que de faire de la mère, ma propre femme, une personne comblée et soulagée, j'avais ajouté un poids considérable à sa charge. Je ne pouvais cependant pas me résoudre à m'excuser : je n'avais pas menti. Elle savait, elle aussi, que seul un fils viendrait au monde, et qu'il servirait le Dieu-Machine lui aussi. Elle connaîtrait la même condition que sa mère, la distance et le temps passé dans la solitude n'allant qu'en s'accroissant avec l'ouverture de missions extrasolaires. Et ni moi, ni aucun homme du reste, ne pourrait faire évoluer ce genre de conditions de vie pour les femmes. C'était le prix de la force, un prix très lourd à payer.
J'en étais réduit à ce genre de considération aussi douloureuse qu'inutile lorsque j'entrevis le Colonel Jurdard. Je cachais du mieux possible ma surprise. La mission n'embarquerait que des forces armées spatiales, pas un seul corps terrestre régulier. Je soupçonnai que « l’affaire Nielsen » n'ait écorné la charge du Colonel Derne'ch, qui se retrouvait reléguée à d'autres interventions. La présence de Jurdard restait avant tout un message clair. L’incompétence ne saurait être tolérée plus en avant. À côté de lui, une cohorte de généraux, d'amiraux, de capitaine de vaisseaux et d'aide de camps aux grades médiocres discutaient tranquillement. J'apprenais déjà à reconnaître les traits, les visages, les tics habituels. Des paupières qui se fermaient à outrance, des coins de bouches plus mobiles, des moues communicatives. Ce petit monde allait évoluer en vase clos pendant quelques semaines, et se livrer à ce genre de jeu serait tout sauf inutile. Après l'expérience de Prima, je n'étais pas prêt à parier sur un voyage sans aucun problème majeur. Apprendre à observer était le premier de nos jeux.
Lorsque le Très Saint Magister fut annoncé, une tension s'installa. Une tension parcourut les corps. Jurdard s'avança, en silence, précédant la cohorte qui se dirigea sans hâte vers son destin.
Personne n'osa briser la glace. Dans l'immense bureau mis à notre disposition pour cette réunion extraordinaire, un globe lumineux de trois mètres de diamètres flottait au-dessus d'un projecteur holo. Des océans stylisés se partageaient la surface avec des cotes déchiquetées. Cinq points rouges clignotaient doucement, attirant l'attention de la horde d'officiers avides que nous constituions. De probables sites d'atterrissage, à proximité d'agglomérations ou de cités.
— Alioth-Vinci. Dans toute sa splendeur.
La voix claire du Très Saint Magister résonna de longues secondes. Dans un geste commun, tout le monde s'agenouilla. Des capes frôlèrent lourdement le sol, les bottes et des pieds en métal raclèrent l’albâtre.
— Messieurs, relevez-vous je vous prie.
Personne ne traîna. Bien vite, nous étions tous debout, dans cette attente contemplative.
— Si vous êtes ici ce soir, c'est pour la simple et bonne raison que vous partirez là-bas. Tous, à l'exception du colonel Jurdard.
Le vieil homme inclina discrètement la tête.
— Les sept missions qui se sont échelonnées sur les dix années passées nous rapportés bon nombre d'informations. Vous les connaissez, pour la plupart. La planète est habitable, porteuse de vie, et notamment d'une espèce qui s'apparente à l'Homme. Aucun contact n'a été établi, mais les cités observées depuis les orbites basses indiquent un avancement technologique semblable au nôtre. Des satellites artificiels gravitent régulièrement autour de la planète. Nous n'avons pas pris le risque d'en rapporter un pour le moment. Il nous était plus simple de rester invisible.
Il s'arrêta quelques secondes, s'assurant que son auditoire l'écoutait attentivement.
— En accord avec le Commandus Magnus, les chefs d'armées, le département de recherche et l'Inquisition, une expédition a été décidée. Naturellement, le secret restait une obligation jusqu'à il y a peu. Mais à présent, il est temps de dévoiler pourquoi nous allons faire ce trajet, et comment nous allons le faire.
L'hologramme changea. À la place d'une planète simplifiée, trois énormes vaisseaux surgirent, accompagnés d'une flottille qui représentait une quinzaine d'engins, de tailles et de formes variables. Le Très Saint Magister reprit.
— L'Aube de l’Espérance, le Rêve de Paix et l’Étendard de la Sérénité porteront le gros des troupes. Cinq compagnies de soldats, un millier de cybernautes, une centaine d'Inquisiteurs. La flotte annexe abritera le commandement, quelques vaisseaux de ravitaillement pour assurer la liaison entre la Terre et Alioth pour le temps de la mission. Un armement standard pour une flotte de colonisation : des canons à rayonnement exotiques, des bombardiers stratosphériques, des armes à impulsions conventionnelles pour les vaisseaux d'appuis. Vous ne serez donc pas perdus.
Nouveau silence. Il nous fixa un par un. Son regard respirait la force vive du pouvoir, et de la conviction de son rôle. Il ne doutait pas de la réussite, ni de nos qualités.
— Quant à votre mission, messieurs, elle est des plus simple. Prenez contact avec cette planète, avec sa faune, sa flore, et surtout cette forme de vie intelligente. Nouez contact avec elle, inspirez-lui la confiance. Et rapportez ce que vous pourrez de leur technologie. Il ne s'agit de tuer personne, mais de préparer le terrain pour un futur contact prolongé.
Rien de bien obscur derrière ces termes. Une approche pacifique pour une conquête future. Comprendre leur culture, leur apporter des connaissances, apparaître comme des pacificateurs éventuels, et surtout comme des hommes de paix. Un pari osé, mais nécessaire : Alioth se situait à cent-vingt-cinq années lumières, et une approche hasardeuse aurait pu avoir des effets catastrophiques. Le petit résumé du Très Saint Magister n'était qu'un aperçu dégrossi et simplifié de la complexité de la tâche. Un encouragement une ligne évidente avant des échanges pointilleux et pointillistes avec nombres de cybernautes et de tacticiens.
— Tout est clair ?
— Très Saint Magister, si vous me permettez une simple question.
Celui qui s'exposait ainsi aux regards se prénommait Albert Forth. L'amiral en charge du Rêve de Paix, et qui se retrouvait naturellement au cœur des futurs préparatifs. Son importance n'avait d'égale que sa réputation de chef stricte mais juste, aux méthodes austères comparées au traître Nielsen. Non content de son activité ancienne au sein des armées spatiales (il avait participé à la première approche de Rigel 5), c'était aussi un fervent disciple du Dieu-Machine, en très bons termes avec l'Inquisition. L'affaire Nielsen l'avait poussé à sacrifier un de ses yeux, son bras droit et ses jambes vieillissantes pour des implants rutilants. Sa parole ne serait ni vaine, ni inaudible.
— Amiral Forth, je vous en prie, quelle est votre question ?
— Très Saint Magister, je comprends tout à fait la clarté de vos explications. Néanmoins, un détail capital m’apparaît encore obscur à ce jour.
Il marqua une pause, contempla sobrement l’assemblée.
— Qui mènera cette expédition, Très Saint Magister ?
— Le capitaine-Inquisiteur Gregor Mac Mordan, enchaîna son interlocuteur. Le choix fut des plus difficile, mais compte tenu des événements récents, nous avons décidé de mettre à la tête de la flotte un homme loyal et courageux, qui portera nos valeurs jusqu'à cette planète. La traîtrise de Nielsen m'a conduit à l'intégrer avec nous, en dépit de son jeune âge et de son expérience limitée. Mais sa bravoure et son statut d'Inquisiteur le rendent digne de confiance. Sa présence sera la délégation de mon autorité sur la flotte, et bien que son grade soit inférieur à la plupart d'entré vous, je n'attends pas moins que vous lui soyez tous parfaitement loyal.
Tous furent surpris. Moi y compris. Je m'attendais à intégrer un poste visible, mais certainement pas celui du héraut de la Confédération. Le Très Saint Magister ne me laissa pas le temps de digérer la nouvelle.
— D'ailleurs, capitaine-Inqusiteur, si vous voulez bien vous avancer.
J'obéissais, prenant soin de ne fixer personne plus d'une quelques dixièmes de secondes. Je me cachais bien de montrer joie ou peine, remplit de doutes comme de fierté, prêt à dire une parole malheureuse. Je me laissais porter par ce courant indomptable que représentait cet instant de gloire. Et en m'inclinant face au Très Saint Magister, je me sentais rempli d'une joie profonde, absolue.
— Relevez vous, Mac Mordan. Il est inutile de vous répandre ainsi.
— Je vous servirais, vous et le Dieu-Machine, dans la force et dans l'honneur. J'en fais le serment devant mes frères d'armes, et je ne faillirais pas à ma mission, Très Saint Magister.
— J'en suis convaincu, Mac Mordan.
Un sourire brisa le masque de son visage.
— D'autres questions ?
Personne n'intervint.
— Dans ce cas messieurs, je vous laisse aux mains d'experts plus avisés que moi sur les détails techniques.
Le Très Saint Magister se retira, suivit d'une cohorte de serviteurs que je n'avais pas remarqué lors de mon arrivée. Ils s'activaient en silence, le visage aussi lisse que leur tête baissée. Le respect et la dévotion les couvraient d'honneur. Aucun d'entre eux n'avait dû choisir d'être mis au service de Sa Seigneurie, mais à présent, j'étais prêt à parier que leur vie se serait achevée si on les en avait séparés.
Un cybernaute obscur que je connaissais très bien fit son entrée sans panache. Il s'inclina et posa genoux à terre face au Très Saint Magister, avant de se relever avec déférence. L'instant d'après, une neutralité certaine couvrait son visage. Oskar Asweltorf, cinquantenaire respecté pour sa science et son verbe juste, nous faisait l'honneur de sa présence pour les questions relatives aux technologies d'armements, de transports et de cybernétiques. Son aura solaire rayonnait dans la pièce sans qu'il eût encore ouvert la bouche. Son port de tête, la tenue austère qui l'habillait, les implants qu'il s'était greffés dans le dos ondulant doucement au rythme de ses pensées, tout chez cet homme concourait à me rappeler notre première entrevue. Cette journée étrange où il avait fait de moi un être de chair et d'acier, où il avait lui aussi décidé de me faire confiance, malgré ses propres réticences. J'étais heureux de le revoir dans cette marée de visage plus ou moins connu.
— Messieurs, commença-t-il sobrement. Une nuit de travail nous attend.
Deux aides surgirent. Aussi sobres, aussi muets, aussi efficaces. Il fit un geste de la main, le projecteur holo délivra une série de schémas soigneux et d'éclatés colorés représentant divers systèmes d'armements.
— Nous ne nous attarderons pas sur les évidences. Chacun d'entre vous à pu avoir accès aux banques de données numériques pour remettre à jour ses connaissances. Il n'y aura rien de nouveau du côté de l'armement, hormis une grosse nouveauté.
L'holo changea de projection. Des robots de taille variés dansèrent devant nous. Je devais être le seul à m'extasier devant l'aspect presque magique de ces étranges créatures complètement artificielles et régies par des lois de consciences qui m'échappaient.
— Des unités autonomes d'une dizaine de formes, commenta doctement Asweltorf. Certains d'entre vous ont pu entendre parler de projets annexes dans les centres de recherches confédérés. Voici le résultat final.
Une autre forme de combat se profilait, plus raffinée et plus improbable aussi. La mort serait au rendez-vous, exactement comme sur Prima. Pas de rayon de mort exotique, même si la souffrance agonique de Cyrill brûlait encore mes rétines. L'efficacité du génie humai se révélait dans ce qu'elle avait de plus sombre. Une nouvelle projection me ramena à des considérations plus prosaïques, je rattrapais le fil de l'exposé.
— Les soldats, et vous-même, porteraient vos habituels fusils à impulsions. Et comme nous sommes tous des hommes convertis au pouvoir du Dieu-Machine, ces mêmes fusils patientent dans nos corps. Inutile de vous rappeler combien elles peuvent vous être utiles.
Nouveau changement de diagrammes. Cette fois, les vaisseaux furent mis à l'honneur. Certains de leurs éléments surbrillaient en rouge : les systèmes de propulsions physiques, les balises de sauts transpatiaux, les boucliers protecteurs.
— Concernant la flotte, je vous invite encore une fois à revoir vos classiques (un rire léger parcourut l'assemblée) pour vous remettre en conditions. Les balises de sauts seront nos principaux vecteurs de mobilité sur la longue distance, les réacteurs à plasma étant essentiellement réserves aux accroches d'orbites et de vitesse de peri-translations. Ce sont deux éléments vitaux, et l'un sans l'autre, personne ne pourra rentrer sur Terre. Inutile de les utiliser hors des protocoles standards : les paramètres de bases s'appliqueront aux délais classiques adoptés entre Rigel Cinq ou Bételgeuse Prima.
Un saut toutes les vingt-quatre heures, à raison de dix parsecs par cycle d'utilisations. Le voyage de cent-vingt-cinq années lumières prendrait donc six jours. La distance représentée paraissait faible, mais les risques d'utilisations n'attendraient pas la distance. Utilisés au-delà de leurs limites, les balises de sauts risquaient de saturer le générateur plasma qui leur était dévolu, créant des instabilités dans la singularité crée. Au mieux, le vaisseau aurait disparu corps et bien, au pire, un trou noir se serait crée par une rupture de la trame physique de l'univers tridimensionnel. Aucun capitaine de vaisseau n'aurait risqué son appareil pour gagner du temps aussi inutilement. L'avertissement d'Asweltorf semblait donc purement formel.
— Bon, il me semble qu'après ces quelques prérequis, vous serez plus attentifs à la suite de mon exposé.
Un murmure d'approbation suivit ces quelques mots. Asweltorf avait captivé son auditoire, moi y compris.
Il revint rapidement sur l'histoire géologique d'Alioth-Vinci, sur sa biologie, et sur les possibles formes de vies intelligentes qui semblaient la peupler. La distance de mise en orbite des sondes automatiques n'avait pas permis d'en déterminer la nature exacte, tout au plus s’apparentaient-ils à des humanoïdes longilignes. La gravité un dixième plus faible que sur Terre avait permis des excentricités à leurs morphologies. Mais deux bras, deux jambes, une tête et un système nerveux les rendaient très semblables à nous. De plus longues investigations sur place nous en apprendraient davantage.
Sur cette conclusion, le cybernaute bifurqua vers des considérations plus prosaïques. Un transfert de technologie initiée par nos soins constituerait une solide monnaie d'échange. Nos avancées notables sur la cybernétique et le voyage interstellaire pourraient sans doute les intéresser. En contrepartie, l'équipe chargée d'une réflexion sur leur éthique avait conclu qu'un convoi de quelques centaines de mâles de l'espèce dominante. Sans surprise, la Conversion de ce groupe serait tentée dès le retour sur Terre de la première mission. C'était bien ce point précis qui avait doté l'expédition de ces armements conventionnels. Rien ne permettait d'assurer une pleine et entière collaboration des autochtones. Je savais qu'en temps qu'Inquisiteur, je serais amené aux cérémonies qui ferait de ces êtres des hybrides doués de rapports avec le Dieu-Machine. Un défi majeur s'ouvrirait, et cette perspective ne m'effrayait pas, bien au contraire. Si l'expérience se montrait concluante, la Confédération n'aurait aucun mal à envisager de coloniser ce monde habité, ouvrant une perspective de conquête que l'Homme chérissait depuis des décennies.
— Major Asweltorf, l'interpellai-je, je comprends tout à fait les considérations et l’intérêt que nous avons pour la transformation de ces êtres. Je suis moi-même relativement intéressé par la nature de ce genre d'expérience… Cependant, est-ce bien une priorité pour un premier contact.
Je le vis sourire, presque triste.
— Capitaine-Inquisiteur Mac Mordan, doit-il y avoir impératif plus important pour le Dieu-Machine que de faire grandir sa puissance ? Je suis surpris qu'un membre aussi émérite que vous puisse soumettre des objections de cette nature.
— Ce ne sont nullement des objections, major. De simples questions.
— Peut-être sont-elles d'une nature douteuse dans ce cas.
Je gardais le silence. Il m'avait cloué le bec. La moindre question semblait le déranger. Je le retrouvais calculateur et déconnecté d'une réalité qui risquait de coûter des vies humaines. Une colère froide, que j'avais ravalée au premier jour de notre rencontre, resurgit brutalement. Je dus me contenir pour ne pas lui rappeler son rang.
— Major, je vous prie d'excuser la pauvreté de mes réflexions. Je ne suis pas intégré au projet depuis suffisamment longtemps pour en connaître le moindre aspect. Vos connaissances ne peuvent que nous éclairer.
— Dans ce cas…
Il poursuivit son exposé, se recentrant sur des aspects plus pragmatiques. Le départ serait effectif d'ici à deux semaines, le temps que les soldats recrutés pour l'opération soient totalement aptes. Ce laps de temps serait une aubaine pour la logistique, quelques réparations devant être effectuées sur les vaisseaux de la flotte. Sans aucune gêne apparente, il nous informa que d'autres réunions préparatoires, davantage centrées sur les tactiques d'approches retenues, se tiendraient lieu pendant ces quinze jours. Il nous invita à intégrer le peu d'informations que nous avions pu apprendre ce soir-là.
L'assemblé se dispersa. L'heure, bien que précoce, incita la plus grande partie des hommes à déserter les couloirs déserts de la Palais. Il ne resta bientôt plus que le major, un capitaine visiblement perdu, et moi. Le major me fixait sans me lâcher. Son génie pour la cybernétique s'était perdu dans la folie qui le maintenait au dessus de la mêlée. Pour la deuxième fois de la soirée, je me retrouvais en position délicate. Cependant, ce fut bien lui qui me tranquillisa aussitôt.
— Mac Mordan, je suis désolé d'avoir dû être aussi sec tout à l'heure. Comprenez bien que les décisions sont prises depuis longtemps, et il ne me semblait pas que vous ayez la légitimité évidente pour les rediscuter…
— Major Asweltorf, je ne peux pas vous en tenir rigueur.
Le capitaine se retira sans dire mot. Il avait compris que cette entrevue ne le concernerait pas. Le cybernaute reprit.
— Je suis fier de voir qu'un de mes patients se soit vu promu à un tel rang. Vous me faites honneur, Mac Mordan. Capitaine, Inquisiteur, chef de flotte, et héritier du Très saint Magister. Il n'y a pas si longtemps pourtant, vous n'étiez qu'un sale gosse jouant avec des idées trop grandes pour lui.
— Des erreurs de jeunesse, major.
— Vous avez vite appris visiblement.
— Je ne peux que remercier la sagesse du Commandus Magnus.
Nouveau sourire, à peine plus égayé que les autres. Ils e rapprocha. Les servomoteurs de ses implants chuintaient au rythme de leurs ondulations.
— Et celle du Dieu-Machine. Ne l'oublions pas.
— Non, ne l'oublions pas, major.
Un court silence s'installa. Une gêne réciproque nous empêchait d'ajouter quoi que ce soit. Je me décidai, après de longues secondes ponctuées par le bruit de nos corps, à briser la glace.
— Major, j'ai cru comprendre que nous aurons l'honneur de vous avoir parmi nous à bord de la flotte.
— Comme tous les experts qui interviendront auprès du corps des hauts officiers.
— Je ne le savais pas jusqu'au début de cette réunion. Mais dans un sens, cela me rassure.
— Peur de revivre l'expérience de Prima ? Ironisa-t-il.
— Major, je…
— Inutile de vous justifier, mon capitaine. J'ai eu vent des rapports vous concernant. Ce que vous avez vécu demeure un mystère aussi sordide qu'entier. J'avoue avoir été surpris de constater l’efficacité avec laquelle vous avez surmonté cette crise. Faire de vous un Inquisiteur était un pari risqué, sans vouloir vous offenser.
— Vous n'êtes pas le premier à me le dire, major.
— Peut-être pare que la réalité de votre situation a de quoi étonner… Vous n'avez jamais été pleinement converti, vous étiez un rebelle aussi inutile que stupide, et vous voilà porteur des idées de la Confédération. N’importe qui de sain d'esprit s'en étonnerait.
— Moi le premier, major.
— Celui qui y gagne le plus, c'est bien vous, mon capitaine.
— Que voulez-vous dire ?
Son regard se remplit de malice. Malgré son implant, l'intelligence de son esprit se révélait sans grandes difficultés.
— Cette mission fera de vous un héros. Vous en ressortirez affermi dans votre position, digne de la confiance de tous.
— Aller sur Prima m'a procuré le même genre d'agrément, plaisantai-je.
— Ce sera différent, mon capitaine. La portée de l'expédition n'a rien à voir. Mais peut-être que je m’égare un peu trop… Philosopher sur la condition d'un cyborg que j'ai contribué à créer n'est peut-être pas spécialement adapté à cette heure de la nuit.
— Continuez donc, major.
— Inutile, mon capitaine. Nous aurons tout le temps de reprendre cette conversation.
— Bien, comme vous voudrez.
Un léger hochement de tête de sa part m'indiqua que notre petite discussion était terminée. Il commença à s'éloigner, avant de se retourner vivement, presque grave.
— Mac Mordan, je veillerais sur vous.
— Je n'en ai jamais douté, Asweltorf.
Les quinze jours qui suivirent cette nuit furent aussi prévisibles qu'épuisants. Les ordres et les directives descendirent les chaînes de commandements, se distillant dans l'air comme un parfum aux saveurs de tensions, de rapidité et d'attention. Partout, la Confédération s’activait et s'échinait à rester dans les délais. Des cargos étaient chargés, les soldats choisis bouclaient leurs entraînements, la maintenance technique des vaisseaux se terminait en bon ordre.
Je ne dormais plus qu'une dizaine d'heures. Mon attention était sollicitée en permanence pour des rapports, des contre-rapports, des expertises sur tant de sujets que je ne gardais d'eux que des souvenirs de comptes-rendus numériques bourrés de chiffres. Sans le Rezo et sans implant, j'aurais perdu mon calme dès le second jour.
Je restais stoïque face à cette marée de données et de sentiments qui se bousculaient.
Quelques bribes de souvenirs surgissaient parfois de ce flot presque continu, telles des étoiles dans une nuit sans lune. Souvent, leurs visages revenaient comme des répétitions, des rémanences lumineuses et précises, rattachés par des temps précis à des événements souvent futiles. Je me demandais pourquoi ce furent ces instants que je conservais en mémoire.
Parmi ce flou qui courait dans ma mémoire, Cyrill s'y trouvait en bonne place. Le Commandus Magnus m'informa dès le lendemain de la réunion préparatoire qu'il serait attaché à mon service en temps qu'aide de camp. Nous nous trouvions alors dans un entrepôt sordide, sur les abords d'un des astroports de Civimundi, lorsque le message crypté de deux lignes atterrit. La surprise était toute relative, puisque dans les faits, tous travaillions ensemble depuis plusieurs jours. En revanche, sa joie de voir la situation officialisée l'enchanta, et il se montra plus avenant que d'accoutumé. Nous nous trouvions alors dans un entrepôt sordide.
« — Drôle de promotion pour un Inquisiteur, ajoutai-je, piquant.
— Drôle de remarque pour un ancien aide de camp.
J'avais souri.
— Un point partout. »
Aucun de nous ne fut ennuyé par cette décision. Puisque dans les faits, rien n'allait changer. Il constituait un appui solide pour la compréhension de ce qui m'entourait, notamment ce milieu étrange qu'était l'Inquisition. Le savoir à mes côtés exorcisait certaines de mes craintes, et comme une image troublée par des fumées, le spectre du drame de Prima s'éloignait doucement.
Cyrill restait lié à la seconde situation, d'une façon aussi étrange que logique. Mon rôle de chef de l'expédition me conduisait à d'ennuyeuses inspections sur Terre, mais aussi dans les soutes gigantesques des vaisseaux qui nous emmèneraient sur Alioth. Je passais de nombreuses heures en transport, coincé dans des navettes de liaisons, avec pour seules compagnies quelques pilotes affables. L'un d’eux finit par attirer mon attention. À force de voyager avec lui, Teodor Vaugnt se prit d'affection pour moi. Je me contentais de rester le plus silencieux possible, n’arborant pas plus de sourires que ma fonction l'exigeait, mais il insistait en questions indiscrètes. Si mon parcours militaire ne l’intéressait pas, ma vie « d'avant » en revanche le fascinait. Savoir à quoi ressemblait une université, ou bien quels monuments trouvait-on à Glasgow. La nature de ses questions demeurait simple, mais me dérangeait franchement. Et ce fut Cyrill qui mit définitivement un terme à cette situation. Alors que j'empruntais au départ de Civimundi la même navette que la veille, m’apprêtant à effectuer un vingt-cinquième voyage vers les bâtiments spatiaux, je notai l'absence de Teodor. Cyrill , en fixant ma mine dubitative, m'informait sans une once d'émotion qu'il s'était chargé de la mutation du pilote. Il n'avait que passablement apprécié ses indiscrétions et sa curiosité mal placée. Je lui répondis que, même s'il avait raison, une mutation disciplinaire me paraissait franchement exagérée. « Tu es un capitaine, Gregor. Un capitaine en charge de quelques milliers de vies. Te préoccuper d'un tel détail est une perte de temps, et c'est un luxe que nous n'avons pas ». Il n'avait pas tort, encore une fois. Sa perspicacité m'énervait, mais je devais avouer qu'elle me sauvait encore d'une situation délicate.
Até faisait partie du bal des réminiscences. Le seul contact que nous ayons eu avant le départ se traduisait en un appel court, presque sec, trop rapide. Il ne restait alors plus que trois jours avant l’embarquement officiel, et je ne réalisais aucune tâche particulière. J'en avais profité pour flâner une vingtaine de minutes dans les rues ensoleillées autour de la Palais, me laissant bercer par l'écho de la ville et les couleurs tièdes du printemps. Lorsque j'avais aperçu son nom surligné dans mon champ visuel, j'avais accepté l'appel par pur réflexe. Le temps de comprendre de quoi il en retournait réellement, il était trop tard. Je m'étais assis sur un banc, maladroit, mis à mal.
— Até ?
Sa voix étouffée par les traitements audio de la ligne la rendait plus lointaine, moins probable.
— Oui Gregor, c'est moi.
— Comment vas-tu ?
— Bien, bien, répéta-t-elle. Et toi ?
— Aussi.
Un silence pesant s'installa, mais elle le rompit au bout d'une dizaine de secondes.
— L'enfant va bien, Gregor. Les examens sont bons.
— Et toi ? Tu n'es pas trop fatigué ?
— Non, je vais bien Gregor. Ma mère a fait venir un médecin dans la maison et compte bien le retenir le temps de la grossesse. Elle a sans doute peur de voir son petit-fils venir au monde un peu trop tôt.
Elle rit discrètement, juste un instant, comme perdu dans ses pensées.
— Gregor, reprit-elle soudain d’une ton très grave, je m'inquiète vraiment pour toi. Tu sais, notre conversation avant que tu ne repartes pour Civimundi… Ce n'est pas l'homme que j'ai connu à Venise. Ni celui qui est rentré de Prima avec une blessure au cœur qu'on m'a demandé de soigner.
— Até, je t'assure que je ne voulais pas être aussi dur…
Je me retenais de dire que c'était malgré moi, que oui, j'avais changé, et que faire demi-tour serait impossible.
— Ce serait compliqué à t'expliquer Até, avouai-je finalement.
Elle soupira, gênée.
— Tu dois être débordé, et je te retiens pour des futilités. Excuse moi Gregor, je ne sais pas ce qui m'a pris de vouloir entendre ta voix… C'était égoïste… Tu as une nation à servir avant ta femme.
Sa voix se brisa en tremblement tristement au moment ou l'appel sembla s'interrompre. Pourtant, elle se força. Elle inspira un grand coup, et reprit.
— Je sais que tu étais honnête Gregor. Je sais que mon fils servira la Confédération comme son père. Cela me remplit de fierté moi aussi, mais j'aimerais tellement que tu n'abandonnes pas ton rôle de père.
— Je ne l’abandonnerais pas Até, promis-je en appuyant sur tous les mots. Mais ma mission est pour l'instant trop importante.
Nouveau silence.
— Je t'aime Até, et je ne cesserais jamais de t’aimer.
— Moi aussi je t'aime, Gregor.
Elle l'avait dit comme un cri du cœur, un grand cri chuchoté comme un secret qui jamais ne devait être révélé au grand jour.
— Je vais devoir partir Até. Prends soin de toi et du bébé.
— Prend soin de toi aussi Gregor. Et reviens vite.
L’appel se coupa, très naturellement. Rien n'avait été brutal ou insurmontable. Nous avions été honnêtes l'un pour l'autre. Pourtant, un sentiment de guerre obscurcissait l'atmosphère. Une guerre du cœur que j'avais perdue dans cette nuit d'Istanbul, et dont je venais de signer l'acte de capitulation. Até n'y pourrait rien, moi non plus. L'enfant qui viendrait au monde n'aurait pas des parents parfaits, et leur amour, aussi beau soit-il, ne serait qu'une esquisse de ce qu'il aurait dû être. Esquisse terni par la distance et les non-sens, les non-dits, le pouvoir du Dieu-Machine.
Une capitulation pour mon cœur. Un aveu cuisant d'échec.
Mais il faudrait bien se ressaisir. Le pauvre militaire que j'étais ne pourrait pas tout perdre. El l'autre guerre, celle que je préparais en temps que chef d'expédition, celle-ci devrait être gagnée à tout prix.
L'aube s'était enveloppée d'un linceul de brouillard. Chétif, malade, le pâle disque du soleil s'élevait tranquillement par-dessus les toits et les tours, éclairant la cité sans violence, sans conviction. Une humidité tenace s'accrochait à tout. Les vitres, les structures des vaisseaux, les corps et les visages, les rares reliquats de végétations s'irisaient à son contact. Je luttais pour ne pas avoir à passer une main sur ma peau détrempée. Je restais statique, raide, depuis quelques minutes à peine. L'attente toucherait bientôt à sa fin.
Le jour avait fini par arriver. La préparation des biens et des hommes fut achevée dans les temps, comme convenu. Rien d'étonnant dans ce fait, juste le constat que tout ceci ne tiendrait pas du rêve. Alioth était enfin à notre portée.
La masse insolvable de la soldatesque planait déjà dans les différents vaisseaux en orbite, et ne restait plus sur Terre que la poignée d'officiers qui attendait avec moi. Les même que lors de la réunion préparatoire, ainsi que quelques aides de camps qui scrutaient les enivrions embrumé. Le patio central de la Palais aurait fait un bien meilleur décor pour partir, mais le terrain de l'astroport au sud de Civimundi fut choisi sur des considérations bien plus techniques qu’esthétiques. Du fait de l'éloignement relatif des constructions, les décollages seraient plus rapides. Temps faible et faiblement gagné, mais temps nécessaire établi par un calendrier strict. La cérémonie d'adieu avec le Très Saint Magister ne durerait elle-même que trois, peut-être quatre minutes. Bien assez pou terminer quelques préparatifs indispensables, sans doute aussi importants que charger de la nourriture ou entraîner des hommes.
Alors, nous patientions. Le transporteur qui devait le convoyer avait été annoncé, mais nous n'en voyions rien. Cyrill , qui observait les autres aides de camps avec une indifférence hautaine, se détourna de sa tâche pour venir me glisser à l'oreille :
« — Je n'aime pas cet astroport.
— Il n'est pas pire qu'un autre.
— Trop visible, trop loin de la capitale. Pour un attentat, il ferrait un lieu idéal.
Je déglutissais bruyamment.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Oh, ne t'en fais pas Gregor. Nielsen mort, je pense que cela a dû dissuader quelques imprudents.
Il marqua une pause, je crus qu'il avait terminé.
— Mais je n'aime quand même pas cet astroport.
Il reprit son attente, me laissant dans le doute de ce genre de réflexion typique de ça part. Le pire était toujours possible, mais je ne voulais même pas essayer de l'imaginer. Le tarmac était solidement gardé par une centaine de soldats, le trafic aérien avait été suspendu pour cette journée exceptionnelle, et un couvre-feu strict courrait sur certains endroits, notamment le sud de la capitale. Aucun être censé ne se serait amusé à jouer avec.
Comme pour contredire Cyrill , la masse grise du transporteur bourdonna dans l'air. Je ne l'aperçus qu'au dernier moment. Elle flotta quelques instants encore dans les airs, avant de se poser à une vingtaine de mètres de nous. Les moteurs se turent progressivement, tandis que les langues bleutées des flammes des réacteurs s’atténuaient. La porte latérale se débloqua, révélant le Très Saint Magister et le Commandus Magnus. Vêtus de leurs plus beaux costumes, éperonnés de médailles, ils s'avancèrent vers nous d'un pas raide, digne, et s'immobilisèrent face à moi. Je m'inclinais respectueusement, en posant genoux à terre.
— Capitaine Mac Mordan, relevez-vous.
Je m’exécutais. En me redressant, j'apercevais un sourire en coin, très discret mais perceptible.
— Capitaine, vous pouvez être fier d'avoir mené à bien la préparation de cette mission, enchaîna-t-il. Je pense ne pas avoir à regretter mon choix.
— Je ne vous décevrais pas, Très Saint Magister.
Il posa son unique main sur mon épaule.
— Bonne chance, Gregor.
Il en fit de même avec la vingtaine d'officiers qui se tenaient ici. Une petite cérémonie purement formelle, un adieu protocolaire qui aurait pu en rester là. Cyrill m'informa que le Commandus Magnus souhaitait me voir à bord du transporteur qui l'avait convoyé. Je le suivais, et nous nous retrouvions tous les trois à bord de l'engin.
— Gregor, commença mon ancien maître, j'imagine que tu te doutes de la raison de notre petite réunion.
— En effet, Commandus Magnus.
Dans un coffre disposé à ses pieds, il chercha quelques instants un objet. Il en ressortit un glass-disc serti dans un assemblage de métal, et il me le tendit sans s'attarder.
— Les codes des armements conventionnels.
Je hochai la tête, et le rangeai dans un petit compartiment de mon avant-bras gauche.
— D'autres parts, tu dois savoir que la petite armée prototype de robots ne se déclenchera pas seul. Nous avions pensé, moi et le Très Saint Magister, à ce que la commande se fasse depuis la Terre. Mais il aurait fallu disposer des balises de transmissions sur le long du parcours, et c'était d'un intérêt limité.
Il marqua une petite pause, et fit surgir de son avant bras droit une plaquette de trois centimètres de côtés, et me le tendit.
— Ce sont les codes d'enclenchements. Une fois que tu les auras en ta possession, la date et l'heure d'activation seront indiquées. Tu n'auras plus qu'à suivre les consignes.
Je prenais l'objet nouvellement tendu, l'insérait dans un compartiment similaire. Une série de données défila devant mes yeux. Comme des évidences, les informations s’incrustèrent dans ma mémoire.
— Merci beaucoup.
Il hocha la tête, demeura silencieux quelques instants, avant de reprendre.
— À présent Gregor, il va être temps de nous quitter.
Je me relevais, le saluais raidement.
— Commandus Magnus.
Il sourit. Nous nous échappions du transporteur, nous retrouvant à nouveau dans la brume fraîche qui baignait l'astroport.
Le Très Saint Magister s'en alla quelques minutes plus tard. Il avait regardé une dernière fois la masse de ses hommes, avec un sourire sincère, pas un mot. Une aura de mystère avait plané sur sa figure quelques instants, et il avait tourné les talons. Séparation rapide, indolore, qui nous laissait livrés à nous même. Une bouffée d'angoisse gonfla ma gorge, disparaissant finalement aussi vite qu'elle était apparue. Il était temps de partir, pour nous aussi.
Un vaisseau de liaisons nous attendait à une centaine de mètres. La distance fut rapidement couverte, et nous montions à son bord en bon ordre. Quelques-uns de ces hommes discutaient bruyamment, la plupart étaient perdus dans leurs pensées. Même Cyrill semblait concentré à franchir le sas étroit qui s'ouvrait face à nous. À bord, il bifurqua rapidement en m'ouvrant un passage dans l'espace exigu, nous amenant dans le cockpit. Il me désigna une place en arrière du siège imposant du pilote, je m'installais sans broncher. Le départ, le vrai.
Personne ne pourrait faire demi-tour.
La navette mit deux heures pour arriver à destination. Les protocoles fastidieux et nécessaires à l'embarquement des derniers hommes nous ponctionnèrent une bonne vingtaine de minutes en relevés, scans et déclarations sur l'honneur divers et varié. Alors que je m’apprêtais à franchir le seuil d'une ultime porte circulaire, une main se posa délicatement sur mon épaule.
— Capitaine.
Ton rauque et âge certain se mêlaient, révélant une alchimie reconnaissable entre toutes.
— Major Asweltorf.
Je me retournai pour constater qu'il se tenait là, le même sourire en coin, une cape ordinaire sur les épaules.
— Et si nous assistions au saut d'un endroit un peu plus… inconvenant, mon capitaine ?
Je haussais un sourcil, interrogateur.
— Pardonnez-moi Major, mais il me semble connaître ce vaisseau dans certains de ces recoins les plus improbables. J'y ai voyagé il y a quelques semaines à peine, et à ma connaissance, aucun poste n'est plus agréable que la plate-forme de pilotage.
Son sourire s'accentua, plus moqueur.
— Vous ne voyez vraiment pas, mon capitaine ?
— Non, vraiment, Asweltorf.
— Pas même une petite tourelle par devant le bouclier ?
Cette fois, ce fut une expression hésitant entre le scepticisme scientifique et la peur contenue mais bien rationnelle d'un être vivant qui me peignit le visage.
— Pendant un saut, major ? N'est-ce pas justement le pire endroit possible ?
— Nous sommes des cyborgs. Vous, moi, et la major Beik .
Il darda un regard vers Cyrill , qui se remonta son port de tête, très fier. Le cybernaute reprit aussitôt.
— Nous ne risquons rien, de par ce détail. En outre, j'ai fait monter une protection supplémentaire, juste au cas où un soldat non intégré devrait se retrouver dans ce lieu.
— Des boucliers gravitationnels je suppose ? Demandai-je.
— Redoutable perspicacité, mon capitaine, ironisa-t-il.
— Je n'avais pas l'intention de vous faire plaisir, major, repris je aussitôt, piqué à vif. Il me semblait simplement que ladite tourelle était condamnée pendant les phases d'accélérations relativistes.
— Remarque redondante en l’occurrence.
Le lourd bouclier d'iridium qui couvrait la face pénétrante de l'Aube de l'Espérance protégeait Hommes et biens lors des phases classiques de propulsions. La vitesse de ce bijou technologique approchait alors entre un douzième et un dixième de la vitesse de la lumière. La moindre particule, le moindre atome, le moindre photon constituaient alors une menace mortelle que seul ce blindage épais d'une dizaine de mètres repartis en un mille-feuille très précis pouvait arrêter. Lors des sauts à proprement parler, ce bouclier ne servait plus à grand-chose. Mais aucun homme, plus par superstition que par raison, n'avait tenté de le savoir de son propre chef. Les calculs effectués montraient effectivement que n'importe quel individu plus ou moins mécanisé ne courait aucun risque. Et Asweltorf nous indiquait clairement qu'il comptait jouer sur le dos des probabilités de ses propres équipes, de ses propres calculateurs et de ses propres instruments.
De dépit, je soupirais.
— Vous gagnez. Pour cette fois tout du moins.
Il s'inclina légèrement.
— Vous ne serez pas déçu de cette expérience, mon capitaine.
L'armada gagna les confins du système solaire en vingt heures. Petit à petit, la course des croiseurs spatiaux pris de la vitesse. Le chant des étoiles, absolu et stupéfiants, se dissolvait en une masse cotonneuse et grisâtre causée par le frottement des boucliers. Je ne regardais pas l'immense baie qui s'ouvrait face à moi, alors que nous fendions les flots de l'espace et du temps avec une aisance insolente. Cent ans auparavant, l'idée même de ce voyage aurait relevé de la part folie, du fantasme total. La vérité étant, nous nous dirigions bien vers Alioth-Vinci, vers ses peuples et ses mystères, forts d'une troupe entrainée et d'une volonté indomptable. Dans quelques jours, nous foulerions le sol de cette planète.
Pour l'heure, je distribuais mes dernières consignes aux commandants de vaisseau. La vitesse en constante progression ralentissait paradoxalement les échanges, les boucliers occultant progressivement les faisceaux lasers qui nous reliaient autour d'un réseau de communication complètement virtuel. Les visages de chacun de mes subordonnés disparurent en s'étiolant doucement, nimbés d'un brouillard mystérieux, et seules leurs voix persistèrent encore. Jusque vers l'orbite d'Uranus, les échanges furent essentiellement oraux, après quoi ce mode de communication devint trop lourd pour être supporté par les lasers. À présent, seules quelques pensées retransmises à l'écrit se détachaient de mon champ visuel en messages courts, auxquels je répondais sans enthousiasme. Des directives simples, des relais de cap à tenir constitués par les cybernautes en charge des trajectoires, quelques informations sans grande importance en provenance des différents secteurs de l'Aube et des divers appareils de la flotte. Propulsions, protections, services de garde, hangars, administrations et gestions de bataillons affichaient tous la même monotonie, devenue presque lassante. Tout allait bien.
Face à l'évidence de la situation, je décidai d'ajourner la prochaine communication à plusieurs heures, en aval du saut transpatial. Personne n'objecta, et je coupais alors les faisceaux entre les bâtiments. Personne ne le ressentit physiquement, mais la poussée des moteurs s'accrut sensiblement.
Asweltorf avait patienté sans un mot. Sa présence n'étant requise en aucun endroit, il s'était contenté de se tenir debout, à une distance raisonnable de mon siège de commandement, tandis que je délivrais ordres et contre-ordres. Lorsque je retirais le câble qui retenait ma nuque contre la surface dure du fauteuil, il ne put réprimer un sourire, que je lui rendais aussitôt. Pas un mot, je hochais simplement la tête. Cette fois, tout était réglé.
Nos pas nous conduisirent dans un dédale de couloirs gris, ou les rares hommes que nous croisions nous saluaient respectueusement. Pas un seul soldat, simplement quelques officiers mineurs et de nombreux sous officiers visiblement occupés à des tâches tout aussi modestes. Je ne gardais aucun d'eux en mémoires. Peut-être aurais-je du, aurais-je pu le faire à cet instant. Peut-être n'était-il alors pas trop tard. Mais je ne savais rien.
Lorsque Asweltorf nous fit arriver contre une énorme porte blindée, je compris que nous arrivions. Vingt mètres nous séparaient d'un œuf de verre et d'alliages métalliques, le tout d'un diamètre interne d'à peine trois mètres, juste assez pour nous y tenir. Le spectacle ne durerait de toute façon pas,n mais la série de contorsion qui s'y annonçait promettait un peu d'exercice. La major débloqua la porte après avoir confirmé l'activation des boucliers supplémentaires. Sans marquer le pas, nous nous engageâmes dans le boyau sombre, nous forçant à utiliser d'autres modes visuels que le spectre visible des couleurs. Des flammes en fausses couleurs dansèrent devant moi jusqu'à ce que l'espace s'ouvre à nouveau sur la fameuse tourelle, œuf composé de vide, s'ouvrant sur l'immensité bariolée de l'espace visible et déformé par la propulsion relativiste qui écrasait les distances en une masse bouillonnante. Je repassais mon visuel sur un mode standard, le gris remplaça les couleurs impossibles qui avaient fleuri devant moi. Cyrill se racla ostensiblement la gorge pour me rappeler sa présence, et je le laissais e positionner dans le seul endroit encore libre du lieu.
Asweltorf n'avait pas menti.
Du pont de commandement, les retransmissions vidéos de la face avant de l'Aube ne pouvaient pas traduire l'étrange sensation de fragilité qui parcourut mon corps. Une fraction infime de temps aurait suffi à nous tuer. Si les champs de protections supplémentaires venaient à faillir, je ne donnais pas cher de nos vies. Détruits, dissous aux vents hurlants du vide, quelques parts vers Pluton. J'en aurais frissonné, si j'avais pu.
— Pile à l'heure, se contenta de commenter Asweltorf.
Je ne lui demandai pas d'expliquer davantage ses mots. La brume se retira d'un seul coup, révélant les lignes de trajectoires des étoiles lointaines qui filaient devant nous, et se vrillaient d'une incroyable manière. L'espace lui-même sembla se tordre dangereusement, et je pouvais clairement ressentir ici les trépidations du vaisseau qui souffrait de la singularité qui le portait vers une impossible destination.
La rotation fut plus vive, pendant une poignée de seconde. La lumière des étoiles explosa, remplissant l'air ténu de notre abri comme un parfum puissant. En un instant, elle disparut, pour mieux irradier à nouveau. Progressivement, l'infernal éclat de milliards d'astres retrouva des proportions plus habituelles, le bouillon informe se muant en traînées tremblotantes qu'accompagnaient à merveille les trépidations de la structure interne de l'Aube. Le brouillard des vitesses physiques figea l'espace comme si rien ne s’était vraiment passé.
— Nous avons sauté, major ? demanda tranquillement Cyrill .
— À votre avis ?
Je préférais ne rien dire. La scène m'avait pétrifié. Nous avions sauté dans l'espace en brisant la physique du réel. Nous nous étions rapprochés de plusieurs parsecs en un décalage de temps infime.
Et nous avions connu un miracle absolument improbable.
La pluie envahit les rues en quelques minutes. Je n'avais pas eu la chance de m'abriter, et je me retrouvais trempé en rentrant dans le hall de la Palais. J'avais bien prévenu de mon retour, et deux serviteurs se précipitèrent à rencontre, s'empressant de changer le lambeau dégoulinant qui me couvrait les épaules contre un tissu parfaitement lisse et épais. Je n'adressais un regard qu'à ceux qui, comme moi, connaissaient la raison de notre présence. L'heure n'était pas habituelle : la nuit avait déjà levé la lune depuis quelques heures.
Les deux derniers jours en compagnie d’Até furent aussi délicieux que cruels. Je comprenais encore mal ma réaction, ce besoin primaire d'enfiler une armure pour me protéger de la force de cette charge émotionnelle. Non content d'avoir trouvé un père, j'allais moi-même le devenir. Et plutôt que de faire de la mère, ma propre femme, une personne comblée et soulagée, j'avais ajouté un poids considérable à sa charge. Je ne pouvais cependant pas me résoudre à m'excuser : je n'avais pas menti. Elle savait, elle aussi, que seul un fils viendrait au monde, et qu'il servirait le Dieu-Machine lui aussi. Elle connaîtrait la même condition que sa mère, la distance et le temps passé dans la solitude n'allant qu'en s'accroissant avec l'ouverture de missions extrasolaires. Et ni moi, ni aucun homme du reste, ne pourrait faire évoluer ce genre de conditions de vie pour les femmes. C'était le prix de la force, un prix très lourd à payer.
J'en étais réduit à ce genre de considération aussi douloureuse qu'inutile lorsque j'entrevis le Colonel Jurdard. Je cachais du mieux possible ma surprise. La mission n'embarquerait que des forces armées spatiales, pas un seul corps terrestre régulier. Je soupçonnai que « l’affaire Nielsen » n'ait écorné la charge du Colonel Derne'ch, qui se retrouvait reléguée à d'autres interventions. La présence de Jurdard restait avant tout un message clair. L’incompétence ne saurait être tolérée plus en avant. À côté de lui, une cohorte de généraux, d'amiraux, de capitaine de vaisseaux et d'aide de camps aux grades médiocres discutaient tranquillement. J'apprenais déjà à reconnaître les traits, les visages, les tics habituels. Des paupières qui se fermaient à outrance, des coins de bouches plus mobiles, des moues communicatives. Ce petit monde allait évoluer en vase clos pendant quelques semaines, et se livrer à ce genre de jeu serait tout sauf inutile. Après l'expérience de Prima, je n'étais pas prêt à parier sur un voyage sans aucun problème majeur. Apprendre à observer était le premier de nos jeux.
Lorsque le Très Saint Magister fut annoncé, une tension s'installa. Une tension parcourut les corps. Jurdard s'avança, en silence, précédant la cohorte qui se dirigea sans hâte vers son destin.
Personne n'osa briser la glace. Dans l'immense bureau mis à notre disposition pour cette réunion extraordinaire, un globe lumineux de trois mètres de diamètres flottait au-dessus d'un projecteur holo. Des océans stylisés se partageaient la surface avec des cotes déchiquetées. Cinq points rouges clignotaient doucement, attirant l'attention de la horde d'officiers avides que nous constituions. De probables sites d'atterrissage, à proximité d'agglomérations ou de cités.
— Alioth-Vinci. Dans toute sa splendeur.
La voix claire du Très Saint Magister résonna de longues secondes. Dans un geste commun, tout le monde s'agenouilla. Des capes frôlèrent lourdement le sol, les bottes et des pieds en métal raclèrent l’albâtre.
— Messieurs, relevez-vous je vous prie.
Personne ne traîna. Bien vite, nous étions tous debout, dans cette attente contemplative.
— Si vous êtes ici ce soir, c'est pour la simple et bonne raison que vous partirez là-bas. Tous, à l'exception du colonel Jurdard.
Le vieil homme inclina discrètement la tête.
— Les sept missions qui se sont échelonnées sur les dix années passées nous rapportés bon nombre d'informations. Vous les connaissez, pour la plupart. La planète est habitable, porteuse de vie, et notamment d'une espèce qui s'apparente à l'Homme. Aucun contact n'a été établi, mais les cités observées depuis les orbites basses indiquent un avancement technologique semblable au nôtre. Des satellites artificiels gravitent régulièrement autour de la planète. Nous n'avons pas pris le risque d'en rapporter un pour le moment. Il nous était plus simple de rester invisible.
Il s'arrêta quelques secondes, s'assurant que son auditoire l'écoutait attentivement.
— En accord avec le Commandus Magnus, les chefs d'armées, le département de recherche et l'Inquisition, une expédition a été décidée. Naturellement, le secret restait une obligation jusqu'à il y a peu. Mais à présent, il est temps de dévoiler pourquoi nous allons faire ce trajet, et comment nous allons le faire.
L'hologramme changea. À la place d'une planète simplifiée, trois énormes vaisseaux surgirent, accompagnés d'une flottille qui représentait une quinzaine d'engins, de tailles et de formes variables. Le Très Saint Magister reprit.
— L'Aube de l’Espérance, le Rêve de Paix et l’Étendard de la Sérénité porteront le gros des troupes. Cinq compagnies de soldats, un millier de cybernautes, une centaine d'Inquisiteurs. La flotte annexe abritera le commandement, quelques vaisseaux de ravitaillement pour assurer la liaison entre la Terre et Alioth pour le temps de la mission. Un armement standard pour une flotte de colonisation : des canons à rayonnement exotiques, des bombardiers stratosphériques, des armes à impulsions conventionnelles pour les vaisseaux d'appuis. Vous ne serez donc pas perdus.
Nouveau silence. Il nous fixa un par un. Son regard respirait la force vive du pouvoir, et de la conviction de son rôle. Il ne doutait pas de la réussite, ni de nos qualités.
— Quant à votre mission, messieurs, elle est des plus simple. Prenez contact avec cette planète, avec sa faune, sa flore, et surtout cette forme de vie intelligente. Nouez contact avec elle, inspirez-lui la confiance. Et rapportez ce que vous pourrez de leur technologie. Il ne s'agit de tuer personne, mais de préparer le terrain pour un futur contact prolongé.
Rien de bien obscur derrière ces termes. Une approche pacifique pour une conquête future. Comprendre leur culture, leur apporter des connaissances, apparaître comme des pacificateurs éventuels, et surtout comme des hommes de paix. Un pari osé, mais nécessaire : Alioth se situait à cent-vingt-cinq années lumières, et une approche hasardeuse aurait pu avoir des effets catastrophiques. Le petit résumé du Très Saint Magister n'était qu'un aperçu dégrossi et simplifié de la complexité de la tâche. Un encouragement une ligne évidente avant des échanges pointilleux et pointillistes avec nombres de cybernautes et de tacticiens.
— Tout est clair ?
— Très Saint Magister, si vous me permettez une simple question.
Celui qui s'exposait ainsi aux regards se prénommait Albert Forth. L'amiral en charge du Rêve de Paix, et qui se retrouvait naturellement au cœur des futurs préparatifs. Son importance n'avait d'égale que sa réputation de chef stricte mais juste, aux méthodes austères comparées au traître Nielsen. Non content de son activité ancienne au sein des armées spatiales (il avait participé à la première approche de Rigel 5), c'était aussi un fervent disciple du Dieu-Machine, en très bons termes avec l'Inquisition. L'affaire Nielsen l'avait poussé à sacrifier un de ses yeux, son bras droit et ses jambes vieillissantes pour des implants rutilants. Sa parole ne serait ni vaine, ni inaudible.
— Amiral Forth, je vous en prie, quelle est votre question ?
— Très Saint Magister, je comprends tout à fait la clarté de vos explications. Néanmoins, un détail capital m’apparaît encore obscur à ce jour.
Il marqua une pause, contempla sobrement l’assemblée.
— Qui mènera cette expédition, Très Saint Magister ?
— Le capitaine-Inquisiteur Gregor Mac Mordan, enchaîna son interlocuteur. Le choix fut des plus difficile, mais compte tenu des événements récents, nous avons décidé de mettre à la tête de la flotte un homme loyal et courageux, qui portera nos valeurs jusqu'à cette planète. La traîtrise de Nielsen m'a conduit à l'intégrer avec nous, en dépit de son jeune âge et de son expérience limitée. Mais sa bravoure et son statut d'Inquisiteur le rendent digne de confiance. Sa présence sera la délégation de mon autorité sur la flotte, et bien que son grade soit inférieur à la plupart d'entré vous, je n'attends pas moins que vous lui soyez tous parfaitement loyal.
Tous furent surpris. Moi y compris. Je m'attendais à intégrer un poste visible, mais certainement pas celui du héraut de la Confédération. Le Très Saint Magister ne me laissa pas le temps de digérer la nouvelle.
— D'ailleurs, capitaine-Inqusiteur, si vous voulez bien vous avancer.
J'obéissais, prenant soin de ne fixer personne plus d'une quelques dixièmes de secondes. Je me cachais bien de montrer joie ou peine, remplit de doutes comme de fierté, prêt à dire une parole malheureuse. Je me laissais porter par ce courant indomptable que représentait cet instant de gloire. Et en m'inclinant face au Très Saint Magister, je me sentais rempli d'une joie profonde, absolue.
— Relevez vous, Mac Mordan. Il est inutile de vous répandre ainsi.
— Je vous servirais, vous et le Dieu-Machine, dans la force et dans l'honneur. J'en fais le serment devant mes frères d'armes, et je ne faillirais pas à ma mission, Très Saint Magister.
— J'en suis convaincu, Mac Mordan.
Un sourire brisa le masque de son visage.
— D'autres questions ?
Personne n'intervint.
— Dans ce cas messieurs, je vous laisse aux mains d'experts plus avisés que moi sur les détails techniques.
Le Très Saint Magister se retira, suivit d'une cohorte de serviteurs que je n'avais pas remarqué lors de mon arrivée. Ils s'activaient en silence, le visage aussi lisse que leur tête baissée. Le respect et la dévotion les couvraient d'honneur. Aucun d'entre eux n'avait dû choisir d'être mis au service de Sa Seigneurie, mais à présent, j'étais prêt à parier que leur vie se serait achevée si on les en avait séparés.
Un cybernaute obscur que je connaissais très bien fit son entrée sans panache. Il s'inclina et posa genoux à terre face au Très Saint Magister, avant de se relever avec déférence. L'instant d'après, une neutralité certaine couvrait son visage. Oskar Asweltorf, cinquantenaire respecté pour sa science et son verbe juste, nous faisait l'honneur de sa présence pour les questions relatives aux technologies d'armements, de transports et de cybernétiques. Son aura solaire rayonnait dans la pièce sans qu'il eût encore ouvert la bouche. Son port de tête, la tenue austère qui l'habillait, les implants qu'il s'était greffés dans le dos ondulant doucement au rythme de ses pensées, tout chez cet homme concourait à me rappeler notre première entrevue. Cette journée étrange où il avait fait de moi un être de chair et d'acier, où il avait lui aussi décidé de me faire confiance, malgré ses propres réticences. J'étais heureux de le revoir dans cette marée de visage plus ou moins connu.
— Messieurs, commença-t-il sobrement. Une nuit de travail nous attend.
Deux aides surgirent. Aussi sobres, aussi muets, aussi efficaces. Il fit un geste de la main, le projecteur holo délivra une série de schémas soigneux et d'éclatés colorés représentant divers systèmes d'armements.
— Nous ne nous attarderons pas sur les évidences. Chacun d'entre vous à pu avoir accès aux banques de données numériques pour remettre à jour ses connaissances. Il n'y aura rien de nouveau du côté de l'armement, hormis une grosse nouveauté.
L'holo changea de projection. Des robots de taille variés dansèrent devant nous. Je devais être le seul à m'extasier devant l'aspect presque magique de ces étranges créatures complètement artificielles et régies par des lois de consciences qui m'échappaient.
— Des unités autonomes d'une dizaine de formes, commenta doctement Asweltorf. Certains d'entre vous ont pu entendre parler de projets annexes dans les centres de recherches confédérés. Voici le résultat final.
Une autre forme de combat se profilait, plus raffinée et plus improbable aussi. La mort serait au rendez-vous, exactement comme sur Prima. Pas de rayon de mort exotique, même si la souffrance agonique de Cyrill brûlait encore mes rétines. L'efficacité du génie humai se révélait dans ce qu'elle avait de plus sombre. Une nouvelle projection me ramena à des considérations plus prosaïques, je rattrapais le fil de l'exposé.
— Les soldats, et vous-même, porteraient vos habituels fusils à impulsions. Et comme nous sommes tous des hommes convertis au pouvoir du Dieu-Machine, ces mêmes fusils patientent dans nos corps. Inutile de vous rappeler combien elles peuvent vous être utiles.
Nouveau changement de diagrammes. Cette fois, les vaisseaux furent mis à l'honneur. Certains de leurs éléments surbrillaient en rouge : les systèmes de propulsions physiques, les balises de sauts transpatiaux, les boucliers protecteurs.
— Concernant la flotte, je vous invite encore une fois à revoir vos classiques (un rire léger parcourut l'assemblée) pour vous remettre en conditions. Les balises de sauts seront nos principaux vecteurs de mobilité sur la longue distance, les réacteurs à plasma étant essentiellement réserves aux accroches d'orbites et de vitesse de peri-translations. Ce sont deux éléments vitaux, et l'un sans l'autre, personne ne pourra rentrer sur Terre. Inutile de les utiliser hors des protocoles standards : les paramètres de bases s'appliqueront aux délais classiques adoptés entre Rigel Cinq ou Bételgeuse Prima.
Un saut toutes les vingt-quatre heures, à raison de dix parsecs par cycle d'utilisations. Le voyage de cent-vingt-cinq années lumières prendrait donc six jours. La distance représentée paraissait faible, mais les risques d'utilisations n'attendraient pas la distance. Utilisés au-delà de leurs limites, les balises de sauts risquaient de saturer le générateur plasma qui leur était dévolu, créant des instabilités dans la singularité crée. Au mieux, le vaisseau aurait disparu corps et bien, au pire, un trou noir se serait crée par une rupture de la trame physique de l'univers tridimensionnel. Aucun capitaine de vaisseau n'aurait risqué son appareil pour gagner du temps aussi inutilement. L'avertissement d'Asweltorf semblait donc purement formel.
— Bon, il me semble qu'après ces quelques prérequis, vous serez plus attentifs à la suite de mon exposé.
Un murmure d'approbation suivit ces quelques mots. Asweltorf avait captivé son auditoire, moi y compris.
Il revint rapidement sur l'histoire géologique d'Alioth-Vinci, sur sa biologie, et sur les possibles formes de vies intelligentes qui semblaient la peupler. La distance de mise en orbite des sondes automatiques n'avait pas permis d'en déterminer la nature exacte, tout au plus s’apparentaient-ils à des humanoïdes longilignes. La gravité un dixième plus faible que sur Terre avait permis des excentricités à leurs morphologies. Mais deux bras, deux jambes, une tête et un système nerveux les rendaient très semblables à nous. De plus longues investigations sur place nous en apprendraient davantage.
Sur cette conclusion, le cybernaute bifurqua vers des considérations plus prosaïques. Un transfert de technologie initiée par nos soins constituerait une solide monnaie d'échange. Nos avancées notables sur la cybernétique et le voyage interstellaire pourraient sans doute les intéresser. En contrepartie, l'équipe chargée d'une réflexion sur leur éthique avait conclu qu'un convoi de quelques centaines de mâles de l'espèce dominante. Sans surprise, la Conversion de ce groupe serait tentée dès le retour sur Terre de la première mission. C'était bien ce point précis qui avait doté l'expédition de ces armements conventionnels. Rien ne permettait d'assurer une pleine et entière collaboration des autochtones. Je savais qu'en temps qu'Inquisiteur, je serais amené aux cérémonies qui ferait de ces êtres des hybrides doués de rapports avec le Dieu-Machine. Un défi majeur s'ouvrirait, et cette perspective ne m'effrayait pas, bien au contraire. Si l'expérience se montrait concluante, la Confédération n'aurait aucun mal à envisager de coloniser ce monde habité, ouvrant une perspective de conquête que l'Homme chérissait depuis des décennies.
— Major Asweltorf, l'interpellai-je, je comprends tout à fait les considérations et l’intérêt que nous avons pour la transformation de ces êtres. Je suis moi-même relativement intéressé par la nature de ce genre d'expérience… Cependant, est-ce bien une priorité pour un premier contact.
Je le vis sourire, presque triste.
— Capitaine-Inquisiteur Mac Mordan, doit-il y avoir impératif plus important pour le Dieu-Machine que de faire grandir sa puissance ? Je suis surpris qu'un membre aussi émérite que vous puisse soumettre des objections de cette nature.
— Ce ne sont nullement des objections, major. De simples questions.
— Peut-être sont-elles d'une nature douteuse dans ce cas.
Je gardais le silence. Il m'avait cloué le bec. La moindre question semblait le déranger. Je le retrouvais calculateur et déconnecté d'une réalité qui risquait de coûter des vies humaines. Une colère froide, que j'avais ravalée au premier jour de notre rencontre, resurgit brutalement. Je dus me contenir pour ne pas lui rappeler son rang.
— Major, je vous prie d'excuser la pauvreté de mes réflexions. Je ne suis pas intégré au projet depuis suffisamment longtemps pour en connaître le moindre aspect. Vos connaissances ne peuvent que nous éclairer.
— Dans ce cas…
Il poursuivit son exposé, se recentrant sur des aspects plus pragmatiques. Le départ serait effectif d'ici à deux semaines, le temps que les soldats recrutés pour l'opération soient totalement aptes. Ce laps de temps serait une aubaine pour la logistique, quelques réparations devant être effectuées sur les vaisseaux de la flotte. Sans aucune gêne apparente, il nous informa que d'autres réunions préparatoires, davantage centrées sur les tactiques d'approches retenues, se tiendraient lieu pendant ces quinze jours. Il nous invita à intégrer le peu d'informations que nous avions pu apprendre ce soir-là.
L'assemblé se dispersa. L'heure, bien que précoce, incita la plus grande partie des hommes à déserter les couloirs déserts de la Palais. Il ne resta bientôt plus que le major, un capitaine visiblement perdu, et moi. Le major me fixait sans me lâcher. Son génie pour la cybernétique s'était perdu dans la folie qui le maintenait au dessus de la mêlée. Pour la deuxième fois de la soirée, je me retrouvais en position délicate. Cependant, ce fut bien lui qui me tranquillisa aussitôt.
— Mac Mordan, je suis désolé d'avoir dû être aussi sec tout à l'heure. Comprenez bien que les décisions sont prises depuis longtemps, et il ne me semblait pas que vous ayez la légitimité évidente pour les rediscuter…
— Major Asweltorf, je ne peux pas vous en tenir rigueur.
Le capitaine se retira sans dire mot. Il avait compris que cette entrevue ne le concernerait pas. Le cybernaute reprit.
— Je suis fier de voir qu'un de mes patients se soit vu promu à un tel rang. Vous me faites honneur, Mac Mordan. Capitaine, Inquisiteur, chef de flotte, et héritier du Très saint Magister. Il n'y a pas si longtemps pourtant, vous n'étiez qu'un sale gosse jouant avec des idées trop grandes pour lui.
— Des erreurs de jeunesse, major.
— Vous avez vite appris visiblement.
— Je ne peux que remercier la sagesse du Commandus Magnus.
Nouveau sourire, à peine plus égayé que les autres. Ils e rapprocha. Les servomoteurs de ses implants chuintaient au rythme de leurs ondulations.
— Et celle du Dieu-Machine. Ne l'oublions pas.
— Non, ne l'oublions pas, major.
Un court silence s'installa. Une gêne réciproque nous empêchait d'ajouter quoi que ce soit. Je me décidai, après de longues secondes ponctuées par le bruit de nos corps, à briser la glace.
— Major, j'ai cru comprendre que nous aurons l'honneur de vous avoir parmi nous à bord de la flotte.
— Comme tous les experts qui interviendront auprès du corps des hauts officiers.
— Je ne le savais pas jusqu'au début de cette réunion. Mais dans un sens, cela me rassure.
— Peur de revivre l'expérience de Prima ? Ironisa-t-il.
— Major, je…
— Inutile de vous justifier, mon capitaine. J'ai eu vent des rapports vous concernant. Ce que vous avez vécu demeure un mystère aussi sordide qu'entier. J'avoue avoir été surpris de constater l’efficacité avec laquelle vous avez surmonté cette crise. Faire de vous un Inquisiteur était un pari risqué, sans vouloir vous offenser.
— Vous n'êtes pas le premier à me le dire, major.
— Peut-être pare que la réalité de votre situation a de quoi étonner… Vous n'avez jamais été pleinement converti, vous étiez un rebelle aussi inutile que stupide, et vous voilà porteur des idées de la Confédération. N’importe qui de sain d'esprit s'en étonnerait.
— Moi le premier, major.
— Celui qui y gagne le plus, c'est bien vous, mon capitaine.
— Que voulez-vous dire ?
Son regard se remplit de malice. Malgré son implant, l'intelligence de son esprit se révélait sans grandes difficultés.
— Cette mission fera de vous un héros. Vous en ressortirez affermi dans votre position, digne de la confiance de tous.
— Aller sur Prima m'a procuré le même genre d'agrément, plaisantai-je.
— Ce sera différent, mon capitaine. La portée de l'expédition n'a rien à voir. Mais peut-être que je m’égare un peu trop… Philosopher sur la condition d'un cyborg que j'ai contribué à créer n'est peut-être pas spécialement adapté à cette heure de la nuit.
— Continuez donc, major.
— Inutile, mon capitaine. Nous aurons tout le temps de reprendre cette conversation.
— Bien, comme vous voudrez.
Un léger hochement de tête de sa part m'indiqua que notre petite discussion était terminée. Il commença à s'éloigner, avant de se retourner vivement, presque grave.
— Mac Mordan, je veillerais sur vous.
— Je n'en ai jamais douté, Asweltorf.
Les quinze jours qui suivirent cette nuit furent aussi prévisibles qu'épuisants. Les ordres et les directives descendirent les chaînes de commandements, se distillant dans l'air comme un parfum aux saveurs de tensions, de rapidité et d'attention. Partout, la Confédération s’activait et s'échinait à rester dans les délais. Des cargos étaient chargés, les soldats choisis bouclaient leurs entraînements, la maintenance technique des vaisseaux se terminait en bon ordre.
Je ne dormais plus qu'une dizaine d'heures. Mon attention était sollicitée en permanence pour des rapports, des contre-rapports, des expertises sur tant de sujets que je ne gardais d'eux que des souvenirs de comptes-rendus numériques bourrés de chiffres. Sans le Rezo et sans implant, j'aurais perdu mon calme dès le second jour.
Je restais stoïque face à cette marée de données et de sentiments qui se bousculaient.
Quelques bribes de souvenirs surgissaient parfois de ce flot presque continu, telles des étoiles dans une nuit sans lune. Souvent, leurs visages revenaient comme des répétitions, des rémanences lumineuses et précises, rattachés par des temps précis à des événements souvent futiles. Je me demandais pourquoi ce furent ces instants que je conservais en mémoire.
Parmi ce flou qui courait dans ma mémoire, Cyrill s'y trouvait en bonne place. Le Commandus Magnus m'informa dès le lendemain de la réunion préparatoire qu'il serait attaché à mon service en temps qu'aide de camp. Nous nous trouvions alors dans un entrepôt sordide, sur les abords d'un des astroports de Civimundi, lorsque le message crypté de deux lignes atterrit. La surprise était toute relative, puisque dans les faits, tous travaillions ensemble depuis plusieurs jours. En revanche, sa joie de voir la situation officialisée l'enchanta, et il se montra plus avenant que d'accoutumé. Nous nous trouvions alors dans un entrepôt sordide.
« — Drôle de promotion pour un Inquisiteur, ajoutai-je, piquant.
— Drôle de remarque pour un ancien aide de camp.
J'avais souri.
— Un point partout. »
Aucun de nous ne fut ennuyé par cette décision. Puisque dans les faits, rien n'allait changer. Il constituait un appui solide pour la compréhension de ce qui m'entourait, notamment ce milieu étrange qu'était l'Inquisition. Le savoir à mes côtés exorcisait certaines de mes craintes, et comme une image troublée par des fumées, le spectre du drame de Prima s'éloignait doucement.
Cyrill restait lié à la seconde situation, d'une façon aussi étrange que logique. Mon rôle de chef de l'expédition me conduisait à d'ennuyeuses inspections sur Terre, mais aussi dans les soutes gigantesques des vaisseaux qui nous emmèneraient sur Alioth. Je passais de nombreuses heures en transport, coincé dans des navettes de liaisons, avec pour seules compagnies quelques pilotes affables. L'un d’eux finit par attirer mon attention. À force de voyager avec lui, Teodor Vaugnt se prit d'affection pour moi. Je me contentais de rester le plus silencieux possible, n’arborant pas plus de sourires que ma fonction l'exigeait, mais il insistait en questions indiscrètes. Si mon parcours militaire ne l’intéressait pas, ma vie « d'avant » en revanche le fascinait. Savoir à quoi ressemblait une université, ou bien quels monuments trouvait-on à Glasgow. La nature de ses questions demeurait simple, mais me dérangeait franchement. Et ce fut Cyrill qui mit définitivement un terme à cette situation. Alors que j'empruntais au départ de Civimundi la même navette que la veille, m’apprêtant à effectuer un vingt-cinquième voyage vers les bâtiments spatiaux, je notai l'absence de Teodor. Cyrill , en fixant ma mine dubitative, m'informait sans une once d'émotion qu'il s'était chargé de la mutation du pilote. Il n'avait que passablement apprécié ses indiscrétions et sa curiosité mal placée. Je lui répondis que, même s'il avait raison, une mutation disciplinaire me paraissait franchement exagérée. « Tu es un capitaine, Gregor. Un capitaine en charge de quelques milliers de vies. Te préoccuper d'un tel détail est une perte de temps, et c'est un luxe que nous n'avons pas ». Il n'avait pas tort, encore une fois. Sa perspicacité m'énervait, mais je devais avouer qu'elle me sauvait encore d'une situation délicate.
Até faisait partie du bal des réminiscences. Le seul contact que nous ayons eu avant le départ se traduisait en un appel court, presque sec, trop rapide. Il ne restait alors plus que trois jours avant l’embarquement officiel, et je ne réalisais aucune tâche particulière. J'en avais profité pour flâner une vingtaine de minutes dans les rues ensoleillées autour de la Palais, me laissant bercer par l'écho de la ville et les couleurs tièdes du printemps. Lorsque j'avais aperçu son nom surligné dans mon champ visuel, j'avais accepté l'appel par pur réflexe. Le temps de comprendre de quoi il en retournait réellement, il était trop tard. Je m'étais assis sur un banc, maladroit, mis à mal.
— Até ?
Sa voix étouffée par les traitements audio de la ligne la rendait plus lointaine, moins probable.
— Oui Gregor, c'est moi.
— Comment vas-tu ?
— Bien, bien, répéta-t-elle. Et toi ?
— Aussi.
Un silence pesant s'installa, mais elle le rompit au bout d'une dizaine de secondes.
— L'enfant va bien, Gregor. Les examens sont bons.
— Et toi ? Tu n'es pas trop fatigué ?
— Non, je vais bien Gregor. Ma mère a fait venir un médecin dans la maison et compte bien le retenir le temps de la grossesse. Elle a sans doute peur de voir son petit-fils venir au monde un peu trop tôt.
Elle rit discrètement, juste un instant, comme perdu dans ses pensées.
— Gregor, reprit-elle soudain d’une ton très grave, je m'inquiète vraiment pour toi. Tu sais, notre conversation avant que tu ne repartes pour Civimundi… Ce n'est pas l'homme que j'ai connu à Venise. Ni celui qui est rentré de Prima avec une blessure au cœur qu'on m'a demandé de soigner.
— Até, je t'assure que je ne voulais pas être aussi dur…
Je me retenais de dire que c'était malgré moi, que oui, j'avais changé, et que faire demi-tour serait impossible.
— Ce serait compliqué à t'expliquer Até, avouai-je finalement.
Elle soupira, gênée.
— Tu dois être débordé, et je te retiens pour des futilités. Excuse moi Gregor, je ne sais pas ce qui m'a pris de vouloir entendre ta voix… C'était égoïste… Tu as une nation à servir avant ta femme.
Sa voix se brisa en tremblement tristement au moment ou l'appel sembla s'interrompre. Pourtant, elle se força. Elle inspira un grand coup, et reprit.
— Je sais que tu étais honnête Gregor. Je sais que mon fils servira la Confédération comme son père. Cela me remplit de fierté moi aussi, mais j'aimerais tellement que tu n'abandonnes pas ton rôle de père.
— Je ne l’abandonnerais pas Até, promis-je en appuyant sur tous les mots. Mais ma mission est pour l'instant trop importante.
Nouveau silence.
— Je t'aime Até, et je ne cesserais jamais de t’aimer.
— Moi aussi je t'aime, Gregor.
Elle l'avait dit comme un cri du cœur, un grand cri chuchoté comme un secret qui jamais ne devait être révélé au grand jour.
— Je vais devoir partir Até. Prends soin de toi et du bébé.
— Prend soin de toi aussi Gregor. Et reviens vite.
L’appel se coupa, très naturellement. Rien n'avait été brutal ou insurmontable. Nous avions été honnêtes l'un pour l'autre. Pourtant, un sentiment de guerre obscurcissait l'atmosphère. Une guerre du cœur que j'avais perdue dans cette nuit d'Istanbul, et dont je venais de signer l'acte de capitulation. Até n'y pourrait rien, moi non plus. L'enfant qui viendrait au monde n'aurait pas des parents parfaits, et leur amour, aussi beau soit-il, ne serait qu'une esquisse de ce qu'il aurait dû être. Esquisse terni par la distance et les non-sens, les non-dits, le pouvoir du Dieu-Machine.
Une capitulation pour mon cœur. Un aveu cuisant d'échec.
Mais il faudrait bien se ressaisir. Le pauvre militaire que j'étais ne pourrait pas tout perdre. El l'autre guerre, celle que je préparais en temps que chef d'expédition, celle-ci devrait être gagnée à tout prix.
L'aube s'était enveloppée d'un linceul de brouillard. Chétif, malade, le pâle disque du soleil s'élevait tranquillement par-dessus les toits et les tours, éclairant la cité sans violence, sans conviction. Une humidité tenace s'accrochait à tout. Les vitres, les structures des vaisseaux, les corps et les visages, les rares reliquats de végétations s'irisaient à son contact. Je luttais pour ne pas avoir à passer une main sur ma peau détrempée. Je restais statique, raide, depuis quelques minutes à peine. L'attente toucherait bientôt à sa fin.
Le jour avait fini par arriver. La préparation des biens et des hommes fut achevée dans les temps, comme convenu. Rien d'étonnant dans ce fait, juste le constat que tout ceci ne tiendrait pas du rêve. Alioth était enfin à notre portée.
La masse insolvable de la soldatesque planait déjà dans les différents vaisseaux en orbite, et ne restait plus sur Terre que la poignée d'officiers qui attendait avec moi. Les même que lors de la réunion préparatoire, ainsi que quelques aides de camps qui scrutaient les enivrions embrumé. Le patio central de la Palais aurait fait un bien meilleur décor pour partir, mais le terrain de l'astroport au sud de Civimundi fut choisi sur des considérations bien plus techniques qu’esthétiques. Du fait de l'éloignement relatif des constructions, les décollages seraient plus rapides. Temps faible et faiblement gagné, mais temps nécessaire établi par un calendrier strict. La cérémonie d'adieu avec le Très Saint Magister ne durerait elle-même que trois, peut-être quatre minutes. Bien assez pou terminer quelques préparatifs indispensables, sans doute aussi importants que charger de la nourriture ou entraîner des hommes.
Alors, nous patientions. Le transporteur qui devait le convoyer avait été annoncé, mais nous n'en voyions rien. Cyrill , qui observait les autres aides de camps avec une indifférence hautaine, se détourna de sa tâche pour venir me glisser à l'oreille :
« — Je n'aime pas cet astroport.
— Il n'est pas pire qu'un autre.
— Trop visible, trop loin de la capitale. Pour un attentat, il ferrait un lieu idéal.
Je déglutissais bruyamment.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Oh, ne t'en fais pas Gregor. Nielsen mort, je pense que cela a dû dissuader quelques imprudents.
Il marqua une pause, je crus qu'il avait terminé.
— Mais je n'aime quand même pas cet astroport.
Il reprit son attente, me laissant dans le doute de ce genre de réflexion typique de ça part. Le pire était toujours possible, mais je ne voulais même pas essayer de l'imaginer. Le tarmac était solidement gardé par une centaine de soldats, le trafic aérien avait été suspendu pour cette journée exceptionnelle, et un couvre-feu strict courrait sur certains endroits, notamment le sud de la capitale. Aucun être censé ne se serait amusé à jouer avec.
Comme pour contredire Cyrill , la masse grise du transporteur bourdonna dans l'air. Je ne l'aperçus qu'au dernier moment. Elle flotta quelques instants encore dans les airs, avant de se poser à une vingtaine de mètres de nous. Les moteurs se turent progressivement, tandis que les langues bleutées des flammes des réacteurs s’atténuaient. La porte latérale se débloqua, révélant le Très Saint Magister et le Commandus Magnus. Vêtus de leurs plus beaux costumes, éperonnés de médailles, ils s'avancèrent vers nous d'un pas raide, digne, et s'immobilisèrent face à moi. Je m'inclinais respectueusement, en posant genoux à terre.
— Capitaine Mac Mordan, relevez-vous.
Je m’exécutais. En me redressant, j'apercevais un sourire en coin, très discret mais perceptible.
— Capitaine, vous pouvez être fier d'avoir mené à bien la préparation de cette mission, enchaîna-t-il. Je pense ne pas avoir à regretter mon choix.
— Je ne vous décevrais pas, Très Saint Magister.
Il posa son unique main sur mon épaule.
— Bonne chance, Gregor.
Il en fit de même avec la vingtaine d'officiers qui se tenaient ici. Une petite cérémonie purement formelle, un adieu protocolaire qui aurait pu en rester là. Cyrill m'informa que le Commandus Magnus souhaitait me voir à bord du transporteur qui l'avait convoyé. Je le suivais, et nous nous retrouvions tous les trois à bord de l'engin.
— Gregor, commença mon ancien maître, j'imagine que tu te doutes de la raison de notre petite réunion.
— En effet, Commandus Magnus.
Dans un coffre disposé à ses pieds, il chercha quelques instants un objet. Il en ressortit un glass-disc serti dans un assemblage de métal, et il me le tendit sans s'attarder.
— Les codes des armements conventionnels.
Je hochai la tête, et le rangeai dans un petit compartiment de mon avant-bras gauche.
— D'autres parts, tu dois savoir que la petite armée prototype de robots ne se déclenchera pas seul. Nous avions pensé, moi et le Très Saint Magister, à ce que la commande se fasse depuis la Terre. Mais il aurait fallu disposer des balises de transmissions sur le long du parcours, et c'était d'un intérêt limité.
Il marqua une petite pause, et fit surgir de son avant bras droit une plaquette de trois centimètres de côtés, et me le tendit.
— Ce sont les codes d'enclenchements. Une fois que tu les auras en ta possession, la date et l'heure d'activation seront indiquées. Tu n'auras plus qu'à suivre les consignes.
Je prenais l'objet nouvellement tendu, l'insérait dans un compartiment similaire. Une série de données défila devant mes yeux. Comme des évidences, les informations s’incrustèrent dans ma mémoire.
— Merci beaucoup.
Il hocha la tête, demeura silencieux quelques instants, avant de reprendre.
— À présent Gregor, il va être temps de nous quitter.
Je me relevais, le saluais raidement.
— Commandus Magnus.
Il sourit. Nous nous échappions du transporteur, nous retrouvant à nouveau dans la brume fraîche qui baignait l'astroport.
Le Très Saint Magister s'en alla quelques minutes plus tard. Il avait regardé une dernière fois la masse de ses hommes, avec un sourire sincère, pas un mot. Une aura de mystère avait plané sur sa figure quelques instants, et il avait tourné les talons. Séparation rapide, indolore, qui nous laissait livrés à nous même. Une bouffée d'angoisse gonfla ma gorge, disparaissant finalement aussi vite qu'elle était apparue. Il était temps de partir, pour nous aussi.
Un vaisseau de liaisons nous attendait à une centaine de mètres. La distance fut rapidement couverte, et nous montions à son bord en bon ordre. Quelques-uns de ces hommes discutaient bruyamment, la plupart étaient perdus dans leurs pensées. Même Cyrill semblait concentré à franchir le sas étroit qui s'ouvrait face à nous. À bord, il bifurqua rapidement en m'ouvrant un passage dans l'espace exigu, nous amenant dans le cockpit. Il me désigna une place en arrière du siège imposant du pilote, je m'installais sans broncher. Le départ, le vrai.
Personne ne pourrait faire demi-tour.
La navette mit deux heures pour arriver à destination. Les protocoles fastidieux et nécessaires à l'embarquement des derniers hommes nous ponctionnèrent une bonne vingtaine de minutes en relevés, scans et déclarations sur l'honneur divers et varié. Alors que je m’apprêtais à franchir le seuil d'une ultime porte circulaire, une main se posa délicatement sur mon épaule.
— Capitaine.
Ton rauque et âge certain se mêlaient, révélant une alchimie reconnaissable entre toutes.
— Major Asweltorf.
Je me retournai pour constater qu'il se tenait là, le même sourire en coin, une cape ordinaire sur les épaules.
— Et si nous assistions au saut d'un endroit un peu plus… inconvenant, mon capitaine ?
Je haussais un sourcil, interrogateur.
— Pardonnez-moi Major, mais il me semble connaître ce vaisseau dans certains de ces recoins les plus improbables. J'y ai voyagé il y a quelques semaines à peine, et à ma connaissance, aucun poste n'est plus agréable que la plate-forme de pilotage.
Son sourire s'accentua, plus moqueur.
— Vous ne voyez vraiment pas, mon capitaine ?
— Non, vraiment, Asweltorf.
— Pas même une petite tourelle par devant le bouclier ?
Cette fois, ce fut une expression hésitant entre le scepticisme scientifique et la peur contenue mais bien rationnelle d'un être vivant qui me peignit le visage.
— Pendant un saut, major ? N'est-ce pas justement le pire endroit possible ?
— Nous sommes des cyborgs. Vous, moi, et la major Beik .
Il darda un regard vers Cyrill , qui se remonta son port de tête, très fier. Le cybernaute reprit aussitôt.
— Nous ne risquons rien, de par ce détail. En outre, j'ai fait monter une protection supplémentaire, juste au cas où un soldat non intégré devrait se retrouver dans ce lieu.
— Des boucliers gravitationnels je suppose ? Demandai-je.
— Redoutable perspicacité, mon capitaine, ironisa-t-il.
— Je n'avais pas l'intention de vous faire plaisir, major, repris je aussitôt, piqué à vif. Il me semblait simplement que ladite tourelle était condamnée pendant les phases d'accélérations relativistes.
— Remarque redondante en l’occurrence.
Le lourd bouclier d'iridium qui couvrait la face pénétrante de l'Aube de l'Espérance protégeait Hommes et biens lors des phases classiques de propulsions. La vitesse de ce bijou technologique approchait alors entre un douzième et un dixième de la vitesse de la lumière. La moindre particule, le moindre atome, le moindre photon constituaient alors une menace mortelle que seul ce blindage épais d'une dizaine de mètres repartis en un mille-feuille très précis pouvait arrêter. Lors des sauts à proprement parler, ce bouclier ne servait plus à grand-chose. Mais aucun homme, plus par superstition que par raison, n'avait tenté de le savoir de son propre chef. Les calculs effectués montraient effectivement que n'importe quel individu plus ou moins mécanisé ne courait aucun risque. Et Asweltorf nous indiquait clairement qu'il comptait jouer sur le dos des probabilités de ses propres équipes, de ses propres calculateurs et de ses propres instruments.
De dépit, je soupirais.
— Vous gagnez. Pour cette fois tout du moins.
Il s'inclina légèrement.
— Vous ne serez pas déçu de cette expérience, mon capitaine.
L'armada gagna les confins du système solaire en vingt heures. Petit à petit, la course des croiseurs spatiaux pris de la vitesse. Le chant des étoiles, absolu et stupéfiants, se dissolvait en une masse cotonneuse et grisâtre causée par le frottement des boucliers. Je ne regardais pas l'immense baie qui s'ouvrait face à moi, alors que nous fendions les flots de l'espace et du temps avec une aisance insolente. Cent ans auparavant, l'idée même de ce voyage aurait relevé de la part folie, du fantasme total. La vérité étant, nous nous dirigions bien vers Alioth-Vinci, vers ses peuples et ses mystères, forts d'une troupe entrainée et d'une volonté indomptable. Dans quelques jours, nous foulerions le sol de cette planète.
Pour l'heure, je distribuais mes dernières consignes aux commandants de vaisseau. La vitesse en constante progression ralentissait paradoxalement les échanges, les boucliers occultant progressivement les faisceaux lasers qui nous reliaient autour d'un réseau de communication complètement virtuel. Les visages de chacun de mes subordonnés disparurent en s'étiolant doucement, nimbés d'un brouillard mystérieux, et seules leurs voix persistèrent encore. Jusque vers l'orbite d'Uranus, les échanges furent essentiellement oraux, après quoi ce mode de communication devint trop lourd pour être supporté par les lasers. À présent, seules quelques pensées retransmises à l'écrit se détachaient de mon champ visuel en messages courts, auxquels je répondais sans enthousiasme. Des directives simples, des relais de cap à tenir constitués par les cybernautes en charge des trajectoires, quelques informations sans grande importance en provenance des différents secteurs de l'Aube et des divers appareils de la flotte. Propulsions, protections, services de garde, hangars, administrations et gestions de bataillons affichaient tous la même monotonie, devenue presque lassante. Tout allait bien.
Face à l'évidence de la situation, je décidai d'ajourner la prochaine communication à plusieurs heures, en aval du saut transpatial. Personne n'objecta, et je coupais alors les faisceaux entre les bâtiments. Personne ne le ressentit physiquement, mais la poussée des moteurs s'accrut sensiblement.
Asweltorf avait patienté sans un mot. Sa présence n'étant requise en aucun endroit, il s'était contenté de se tenir debout, à une distance raisonnable de mon siège de commandement, tandis que je délivrais ordres et contre-ordres. Lorsque je retirais le câble qui retenait ma nuque contre la surface dure du fauteuil, il ne put réprimer un sourire, que je lui rendais aussitôt. Pas un mot, je hochais simplement la tête. Cette fois, tout était réglé.
Nos pas nous conduisirent dans un dédale de couloirs gris, ou les rares hommes que nous croisions nous saluaient respectueusement. Pas un seul soldat, simplement quelques officiers mineurs et de nombreux sous officiers visiblement occupés à des tâches tout aussi modestes. Je ne gardais aucun d'eux en mémoires. Peut-être aurais-je du, aurais-je pu le faire à cet instant. Peut-être n'était-il alors pas trop tard. Mais je ne savais rien.
Lorsque Asweltorf nous fit arriver contre une énorme porte blindée, je compris que nous arrivions. Vingt mètres nous séparaient d'un œuf de verre et d'alliages métalliques, le tout d'un diamètre interne d'à peine trois mètres, juste assez pour nous y tenir. Le spectacle ne durerait de toute façon pas,n mais la série de contorsion qui s'y annonçait promettait un peu d'exercice. La major débloqua la porte après avoir confirmé l'activation des boucliers supplémentaires. Sans marquer le pas, nous nous engageâmes dans le boyau sombre, nous forçant à utiliser d'autres modes visuels que le spectre visible des couleurs. Des flammes en fausses couleurs dansèrent devant moi jusqu'à ce que l'espace s'ouvre à nouveau sur la fameuse tourelle, œuf composé de vide, s'ouvrant sur l'immensité bariolée de l'espace visible et déformé par la propulsion relativiste qui écrasait les distances en une masse bouillonnante. Je repassais mon visuel sur un mode standard, le gris remplaça les couleurs impossibles qui avaient fleuri devant moi. Cyrill se racla ostensiblement la gorge pour me rappeler sa présence, et je le laissais e positionner dans le seul endroit encore libre du lieu.
Asweltorf n'avait pas menti.
Du pont de commandement, les retransmissions vidéos de la face avant de l'Aube ne pouvaient pas traduire l'étrange sensation de fragilité qui parcourut mon corps. Une fraction infime de temps aurait suffi à nous tuer. Si les champs de protections supplémentaires venaient à faillir, je ne donnais pas cher de nos vies. Détruits, dissous aux vents hurlants du vide, quelques parts vers Pluton. J'en aurais frissonné, si j'avais pu.
— Pile à l'heure, se contenta de commenter Asweltorf.
Je ne lui demandai pas d'expliquer davantage ses mots. La brume se retira d'un seul coup, révélant les lignes de trajectoires des étoiles lointaines qui filaient devant nous, et se vrillaient d'une incroyable manière. L'espace lui-même sembla se tordre dangereusement, et je pouvais clairement ressentir ici les trépidations du vaisseau qui souffrait de la singularité qui le portait vers une impossible destination.
La rotation fut plus vive, pendant une poignée de seconde. La lumière des étoiles explosa, remplissant l'air ténu de notre abri comme un parfum puissant. En un instant, elle disparut, pour mieux irradier à nouveau. Progressivement, l'infernal éclat de milliards d'astres retrouva des proportions plus habituelles, le bouillon informe se muant en traînées tremblotantes qu'accompagnaient à merveille les trépidations de la structure interne de l'Aube. Le brouillard des vitesses physiques figea l'espace comme si rien ne s’était vraiment passé.
— Nous avons sauté, major ? demanda tranquillement Cyrill .
— À votre avis ?
Je préférais ne rien dire. La scène m'avait pétrifié. Nous avions sauté dans l'espace en brisant la physique du réel. Nous nous étions rapprochés de plusieurs parsecs en un décalage de temps infime.
Et nous avions connu un miracle absolument improbable.
11/11/13 à 02:02:33
Il y a un "rands" malvenu dans ce chapitre...
(ctrl+f)
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